21.
Les portes de l’Enfer
L’aube surprit les voyageurs sur la piste, les chiens hors d’haleine, leurs jeunes cavaliers encore étourdis par la peur.
Marmite, la chienne de Floyd, tirait la patte et Tania fermait la marche. Elle pleurait en silence. Toutes les larmes qu’elle était parvenue à retenir à la mort de Luiz s’écoulaient maintenant. Elle pleurait comme si le sacrifice de Peps venait de débloquer quelque chose en elle.
— Il faut quitter la route, prévint Matt, ce n’est pas le moment de nous faire repérer par les Cyniks.
— Si les flèches enflammées de cette nuit ne les ont pas alertés ! protesta Neil de mauvaise humeur.
Matt l’ignora. Il ne souhaitait pas entrer dans le jeu du grand blond qui cherchait l’affrontement verbal, probablement pour évacuer son stress.
La colonne remonta la plaine en direction de la pente ouest, pour se mettre à l’abri du bois, restant en lisière pour ne pas s’enfoncer dans les contreforts escarpés de la Forêt Aveugle. Matt et Ambre la connaissaient assez pour vouloir l’éviter à tout prix. Les loups géants n’en étaient qu’un petit aperçu.
En milieu de matinée, fourbu, le groupe s’arrêta et s’effondra sur le tapis de mousse. Il fut décrété qu’ils devaient dormir un peu pour se remettre de leur courte nuit, et on installa le campement.
Pendant que chacun brossait son chien dans un silence pesant, Tania creva l’abcès :
— Peps a donné sa vie pour nous sauver. Même si nous le sentions déjà, c’est la preuve que ces chiens sont très particuliers.
— Peut-être que Peps était juste épuisé, qu’il n’en pouvait plus, lança Chen sans trop y croire.
— Non, fit Matt. Je l’ai vu dans son regard. Il savait ce qu’il faisait. Il l’a fait pour nous.
Chacun observa son chien. Les huit montures étaient sagement assises, jouissant des coups de brosse et savourant chaque caresse.
— À la mort de Luiz, nous n’avons pas pris le temps d’en parler, intervint Ambre. Je pense qu’il serait bien qu’on profite de ce moment pour en dire un mot. Ce qu’il nous inspirait, et si certains ici le connaissaient un peu plus, qu’ils nous disent qui il était.
Ambre commença, décrivant en quelques mots ce qu’elle avait pensé de Luiz, ce qu’il dégageait à ses yeux, puis Tania prit la parole. Les garçons eurent plus de mal à se lancer, mais lorsqu’ils y parvinrent, ils ne purent s’arrêter, comme si évoquer son souvenir pouvait le faire revenir. Ceux qui l’avaient enterré avaient pleinement conscience de sa disparition, ils l’avaient mis en terre, mais pour les autres, sa mort ne fut réelle qu’après cette longue veillée. Cette acceptation de l’émotion qui les laissait en larmes.
L’hommage s’était terminé sur une remarque d’Horace :
— Et si Peps n’avait plus voulu vivre sans son maître ? Il ne l’a pas vraiment connu, pas longtemps, mais peut-être que pour eux ça veut tout dire, non ?
Personne n’avait trouvé de réponse, mais chacun avait observé son chien.
Lorsqu’ils se couchèrent, blottis contre le pelage soyeux de leur animal, le souffle chaud les berça rapidement.
Les Pans repartirent après quatre heures de repos, pour mener bon train tout l’après-midi.
De gros nuages gris s’amoncelaient au-dessus de la vallée au fil des heures et, avant que la nuit ne tombe, il faisait déjà aussi sombre qu’au crépuscule.
La pluie arriva en fin de journée, d’abord de grosses gouttes lourdes, puis un rideau qui s’abattit sur la région, occultant une partie du paysage.
Protégés par les frondaisons de la forêt, les Pans ne ralentirent pas l’allure. Ils se contentèrent d’enfiler les manteaux, de remonter les cols et de rentrer le cou dans les épaules. Les chiens, eux, ne semblaient même pas remarquer la pluie qui détrempait la terre.
En contrebas, dans la vallée, quatre cavaliers remontèrent la route au galop, apparaissant au détour d’un petit bois de hauts sapins. Mais la route était à plus de deux kilomètres des Pans et ils ne purent distinguer autre chose que les silhouettes fusant à travers la pluie.
— Ils dormiront à l’auberge fortifiée que nous avons aperçue hier, devina Ben.
— Tiens, je me demande ce qu’il est advenu de l’armée de Gloutons de l’autre soir, fit Chen.
Floyd secoua la tête :
— Ils sont tellement nombreux qu’ils ont forcément dû dormir dehors, comme nous, mais je n’imagine pas les loups attaquer une force aussi impressionnante.
— C’est juste que je n’aimerais pas rattraper les Gloutons.
— T’en fais pas, on aura le temps de les voir avant de tomber dessus !
La lumière baissait de plus en plus ; Ben, en tête, laissait son husky les guider et les autres suivaient. Il ne se souciait que des branches basses, profitant de son altération pour les repérer dans la pénombre, et ses compagnons les évitaient à son signal en se penchant sur le cou de leur chien.
Matt et Ambre conversaient, l’un derrière l’autre, juste devant Floyd qui fermait la marche. Ce dernier les entendit évoquer le souvenir du peuple Kloropanphylle au sommet de la Forêt Aveugle.
— Il y a vraiment des gens qui vivent tout là-haut ? s’étonna-t-il.
— Oui, fit Ambre en haussant la voix. Et si tu voyais leur ingéniosité, tu n’en reviendrais pas !
— J’aimerais bien y monter !
— Je ne suis pas sûr, tempéra Matt. Les Kloropanphylles sont un peu spéciaux.
— Pourquoi ?
— Disons qu’ils sont prêts à t’accepter mais tu devras te soumettre à leurs coutumes, à leur croyance, et tu devras rester parmi eux.
— Ils se protègent, le coupa Ambre. C’est normal ! Nous n’avons pas été corrects, nous avons trahi leur confiance !
— C’est leur faute ! Ils n’avaient qu’à pas se la jouer aussi mystérieux !
— Non, Matt ! s’énerva Ambre. Nous avons…
— Moins fort ! ordonna Ben. La pluie ne couvre pas les cris, je vous rappelle !
Ambre soupira, agacée par l’attitude de son ami.
Matt se tut à son tour. Il pivota sur Plume pour apercevoir Floyd.
— Au fait, quelle est ton altération ? demanda-t-il.
— Si je te dis que petit, je n’arrêtais pas de tomber partout, que j’étais un vrai casse-cou et que je me suis fait plus de fractures que toute ma classe réunie, à quoi tu penses ?
— Je suppose que tu as développé une altération d’agilité, pour ne plus tomber ?
Floyd secoua la tête.
— Perdu. Mes os sont devenus élastiques, pas énormément, mais je ne me casse plus rien maintenant ! Il n’y a pas plus souple à Eden !
— Ah, fit Matt un peu déçu. Et ça te sert souvent ?
— Pour me faufiler dans un petit trou, c’est pratique. Et surtout je peux me prendre un coup violent, j’aurai un bel hématome mais je ne casse pas ! Bien sûr, j’imagine que si c’est un choc vraiment trop fort, je risque une hémorragie interne ou un truc de ce genre. Et toi, c’est quoi ton altération ?
— Moi ? Disons que je frappe fort, fit Matt en désignant son épée dans son dos.
Ben était sur le point de renoncer à poursuivre et d’établir le bivouac pour la nuit lorsqu’il distingua une forme pointue que la pluie rendait floue, au loin dans la plaine.
— Qui a les jumelles ? demanda-t-il.
Matt réalisa qu’il portait celles de Tobias. Après le crash de la méduse, il avait récupéré ses affaires, ne pouvant se résoudre à les abandonner. Il fouilla dans une des sacoches de Plume et remonta le long du convoi pour les tendre à Ben.
Voyant Ben scruter l’horizon noir, Matt se demanda s’il pouvait vraiment voir quelque chose.
Ben inspira d’un coup, comme effrayé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? murmura Matt.
— La forteresse Cynik. Elle est là, toute proche.
— Très bien ! Allons y jeter un œil, avec ce temps ils ne pourront pas nous remarquer.
Ils contournèrent un éperon rocheux qui sourdait de la pente jusqu’à plus de vingt mètres de hauteur et descendirent en silence de leurs montures. Lentement, en prenant soin de discerner le moindre détail pour ne pas se faire surprendre par une patrouille masquée par la pluie, ils se rapprochèrent de la route. Et la forteresse apparut au détour d’une butte.
Matt en eut le souffle coupé.
Elle était bien plus imposante qu’il ne l’avait imaginé.
Les Cyniks n’avaient pas choisi l’endroit au hasard. C’était une zone hérissée de gigantesques rochers, comme s’ils étaient tombés des pentes de la Forêt Aveugle, sur lesquels s’appuyait un énorme mur de pierre. Il fermait totalement la vallée jusqu’au fleuve au-dessus duquel une arche, suspendue tel un pont, retenait une gigantesque herse de métal s’enfonçant dans l’eau obscure.
Et au milieu du mur : une forteresse flanquée de ses hautes tours, de ses chemins de ronde crénelés et d’un donjon massif percé de fines fenêtres. La route aux pieds des Pans serpentait pour se terminer par une rampe gagnant une large porte d’acier. L’accès au château.
Partout les drapeaux rouge et noir frappés de la pomme d’argent flottaient sur leur mât.
Matt distingua les lumières vacillantes des lanternes derrière les créneaux. Des ombres se déplaçaient lentement. Les sentinelles.
Il réalisa alors qu’ils étaient face à un vrai problème.
Non seulement ils ne pouvaient la contourner pour continuer vers Wyrd’Lon-Deis, mais la forteresse semblait inattaquable. Jamais l’armée des Pans ne pourrait la prendre.
Cet ouvrage titanesque mettait un terme à leurs deux missions et par là même à tous leurs espoirs.
Plus qu’une forteresse, il s’agissait des portes de l’Enfer.